La gauche danoise et l’Ukraine
La gauche nordique avance à grand pas dans la réflexion sur les questions de défense populaire et de sécurité en Europe. Cette réflexion est nourrie par son engagement appuyé et permanent en faveur de l’Ukraine. Elle soutient activement les syndicats et mouvements sociaux ukrainiens mais aussi les combattants antifascistes progressistes qui combattent l’impérialisme russe.

Bjarke Friborg, membre de l’Alliance rouge et verte danoise revient d’Ukraine [1] où il a rendu visite avec Helene Vadsten à Solidarity Collectives. Il a bien voulu répondre à nos questions.
Propos recueillis par Michel Lanson et Patrick Le Tréhondat pour le Réseau Bastille.
Pouvez-vous nous présenter Enhedslisten (Alliance rouge et verte), son histoire et ses orientations politiques ?
L’Alliance rouge-verte (Enhedslisten) a été fondée en 1989 en tant que front uni de plusieurs traditions radicales de gauche au Danemark, notamment les socialistes de gauche, le Parti communiste, le SAP trotskiste (Quatrième Internationale) et un groupe maoïste. Après avoir initialement lutté pour franchir le seuil électoral de 2%, l’Alliance rouge-verte est entrée au parlement en 1994 et est depuis devenue une force parlementaire et extraparlementaire importante de la gauche danoise.
Aujourd’hui, le parti combine un profil écosocialiste et internationaliste fort avec un accent porté sur les inégalités sociales croissantes et les questions générales relatives à la classe ouvrière. Nous critiquons systématiquement l’austérité capitaliste et une transition écologique trop lente et incohérente face à la catastrophe climatique. Le parti travaille en étroite collaboration avec les mouvements populaires, les militants syndicaux et reste une organisation pluraliste avec une forte démocratie interne. Depuis 2011, nous obtenons généralement 5 à 7% des voix au niveau national, et lors des dernières élections locales en 2021, nous avons obtenu 24,6 % des voix à Copenhague, ce qui fait de nous le parti politique le plus populaire de la ville.
Ces dernières années, des débats ont eu lieu autour de questions telles que l’UE, l’OTAN, l’Ukraine et la Palestine. Certains nous accusent d’avoir « trahi nos principes » parce que nous présentons désormais des candidats socialistes au Parlement européen au lieu de préconiser la sortie de l’UE, parce que nous soutenons les livraisons d’armes à l’Ukraine, même si elles transitent par l’OTAN, et parce que nous défendons une Palestine libre tout en condamnant le Hamas comme un groupe terroriste d’extrême droite. Cependant, pour la majorité des membres du parti, nous ne faisons que défendre une solidarité internationale cohérente et pratique en faveur des droits des travailleurs, des femmes et des minorités.
L’Alliance rouge et verte est fortement engagée en faveur de l’Ukraine et plus particulièrement en faveur de la gauche ukrainienne. Quel est le sens politique de cet engagement et comment concrètement cela se traduit-il ?
Dès le début de l’invasion à grande échelle, nous avons soutenu qu’il s’agissait d’une question de solidarité fondamentale avec les personnes qui résistent à l’oppression et à l’agression impérialiste. L’invasion russe est clairement une guerre impérialiste de conquête, et le droit de l’Ukraine à l’autodétermination doit être défendu, ce qui, dans la pratique, inclut un soutien militaire. Cela ne signifie toutefois pas que nous soutenons le gouvernement ukrainien, les oligarques ou la corruption.
Au contraire, nous collaborons avec la gauche ukrainienne, les syndicats et les organisations de la société civile qui luttent non seulement pour l’indépendance nationale, mais aussi pour la démocratie, les droits sociaux et le contrôle des travailleurs. En collaboration avec le parti vert Alternative, et depuis 2023 via l’Institut danois pour les partis et la démocratie (DIPD), nous avons obtenu une aide financière directe pour l’organisation progressiste Sotsialnyi Rukh (Mouvement social). Grâce à ce soutien, celle-ci a pu ouvrir des centres sociaux à Kyiv, Lviv et dans la ville industrielle de Kryvyï Rih, à l’est du pays. Nous sommes toujours impressionnés par le travail de ces militants, qui confirme sans équivoque que les Ukrainiens ne sont pas de simples pions sur l’échiquier géopolitique, mais bien les acteurs de leur propre lutte pour la libération.
Pensez-vous qu’il existe une menace russe sur l’Europe ? Comment la caractérisez-vous en tant qu’organisation de gauche ?
Il est évident que la Russie est un grand pays européen. Cependant, si vous faites référence à l’Union européenne et aux pays alliés tels que la Norvège, ainsi qu’aux autres pays voisins de la Russie, la menace que représente le régime de Poutine est indéniablement très réelle. Pas nécessairement en termes de « chars d’assaut entrant dans Paris », mais certainement en tant que menace pour la démocratie, la souveraineté et le principe selon lequel les frontières ne peuvent être modifiées par la force brute. En tant qu’organisation de gauche, nous nous opposons à l’impérialisme russe tout comme nous nous sommes opposés à l’impérialisme américain et à celui de l’OTAN : non pas en soutenant un bloc contre l’autre, mais en défendant le droit des peuples à l’autodétermination et en soutenant les forces démocratiques et progressistes en Russie et dans son État client, la Biélorussie.
Comment articulez-vous une politique de défense populaire et votre politique sociale d’émancipation ? Et comment cela est -t-il perçu dans la « gauche »en général ?
Pour nous, le concept clé est celui de défense populaire – une défense démocratique fondée sur les citoyens et ancrée dans la société civile, et non un appareil d’État militarisé au service des intérêts des entreprises, de l’industrie de l’armement et des interventions impérialistes en Afrique, en Asie centrale ou ailleurs. La défense ne se résume pas aux armes et aux armées, mais concerne la capacité collective des personnes à s’organiser et à protéger leurs communautés.
Certains à gauche y voient une contradiction, mais nous affirmons que c’est cohérent : s’opposer au militarisme ne signifie pas ignorer la nécessité pour les peuples de résister à l’agression. L’alternative à la défense populaire consiste à laisser le champ libre aux pouvoirs autoritaires.
Face à la menace russe, la gauche occidentale s’est retrouvée démunie. Ses traditions anti-militaristes le plus souvent obsolètes la place dans des contradictions insolubles. D’une part elle dénonce le complexe militaro-industriel et le réarmement mais de l’autre elle demande des livraisons d’armes pour l’Ukraine. Elle dénonce l’OTAN mais reste silencieuse sur les alliances militaires entre la Russie et la Chine. Et ne dit rien sur l’extraordinaire effort d’armement de cette dernière. Comment abordez-vous ces questions de défense et donc aussi militaires tant au niveau de votre pays qu’au niveau européen ?
La gauche a toujours été divisée sur les questions de sécurité, mais l’invasion à grande échelle de l’Ukraine a clairement entraîné un nouveau rééquilibrage et un rejet de certaines dichotomies. Pour nous, membres de l’Alliance rouge et verte et de la gauche nordique en général, il n’y a aucune contradiction entre le soutien militaire à l’Ukraine, la critique de l’OTAN et de l’industrie de l’armement. Nous condamnons fermement l’agression russe, mais nous nous opposons également aux renforcements militaires massifs basés sur des objectifs arbitraires fixés par Donald Trump.
Dans le même temps, nous appelons à la socialisation de l’industrie de l’armement, à l’interdiction des exportations d’armes de l’UE vers des pays tels qu’Israël et la Chine, et à une architecture de sécurité globale fondée sur le désarmement mutuel, la coopération et la souveraineté populaire – et non sur une nouvelle course aux armements.
Lors de votre dernière conférence qui a porté notamment sur les questions de défense, le SAP (section danoise de la IVe Internationale) vous a critiqué en expliquant que « Enhedslisten n’a pas une politique de défense radicalement différente de celle du courant dominant du Parlement » et donc que vous vous seriez alignés sur des partis bourgeois. Qu’avez-vous à répondre à cette accusation ?
La conférence a approuvé une nouvelle politique de défense et de sécurité qui soutient la fourniture d’armes à l’Ukraine et le renforcement de la défense territoriale du Danemark, du Groenland et des îles Féroé, tout en rejetant un renforcement général des capacités militaires, une course internationale aux armements et l’octroi de pouvoirs militaires à l’UE. Cela nous distingue clairement de tous les autres partis représentés au parlement. En ce qui concerne le SAP, le groupe a principalement mis en garde l’Alliance rouge et verte contre toute illusion quant à une réforme de l’OTAN ou de l’UE. Ces deux organisations sont composées d’États impérialistes poursuivant leurs propres intérêts, et tout renforcement militaire servira en fin de compte ces intérêts plutôt que la solidarité internationale ou la protection de la démocratie dans des pays tels que la Moldavie et la Géorgie. Je comprends et respecte cette critique, tout en soulignant que le SAP a toujours soutenu l’armement de l’Ukraine et ne s’oppose pas explicitement aux investissements dans la préparation civile ou à une meilleure protection contre la guerre hybride et les cyberattaques.