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La guerre laisse des traces sur tout : la terre, l’eau et les gens. Mais ce sont peut-être les petits agriculteurs qui en ressentent le plus douloureusement les effets. Dans cet article, nous examinerons comment la guerre a modifié l’agriculture ukrainienne, en nous concentrant sur les besoins des petits exploitants agricoles, qui se développaient activement avant la guerre, mais qui sont aujourd’hui confrontés à une crise sans précédent. Les chercheurs Nina Potarska et Andriy Baginsky se sont entretenus avec Oleh, un agriculteur ukrainien de la région de Kharkiv, dont l’histoire met en lumière les difficultés du travail dans les zones de front.
Avant le déclenchement du conflit à grande échelle, les petits agriculteurs pratiquaient les cultures traditionnelles de cette région : le blé, le maïs et le tournesol. Nombre d’entre eux cultivaient plusieurs dizaines d’hectares et fournissaient de la nourriture aux consommateurs locaux. Avant la guerre, l’agriculture était l’un des secteurs les plus développés de l’économie ukrainienne, employant plus de 22% de la population, soit environ 3 millions de personnes officiellement et 1,5 million d’autres « officieusement ». Cependant, la guerre a radicalement changé cette situation. « La terre s’est couverte de cratères d’obus et, à certains endroits, il y a encore des restes de roquettes » explique Oleh, un agriculteur, en soulignant que les combats ont détruit les infrastructures et réduit la superficie des terres cultivées.
Les conséquences de la guerre sur la production agricole à petite échelle
Dans ce contexte, les petits agriculteurs sont contraints de se recentrer sur la production d’aliments pour leurs propres besoins. Il s’agit désormais d’une stratégie de survie pour eux, en particulier dans les régions les plus touchées. Selon Natalia Mamonova, chercheuse en agriculture, le besoin de souveraineté alimentaire devient critique, car les petits agriculteurs sont souvent confrontés à des pénuries de produits de semences, qu’ils doivent acheter. L’un des principaux obstacles à l’autonomie alimentaire est la destruction des infrastructures d’irrigation. Au cours de la conversation, Oleh a fait remarquer « Il n’y a pas de réservoir… la nappe phréatique a baissé. S’il y avait des projets d’irrigation à cet endroit, eh bien, maintenant tout a disparu ». Il ajoute : « Il y a des gens qui ont investi [leur argent] : ils ont acheté des canalisations, des arrosoirs… Mais en fin de compte, il n’y a pas de réservoir même si les canalisations sont toujours dans le sol. Ainsi, même les exploitations agricoles qui ont pu investir dans la mise en valeur des terres les ont en réalité perdues à cause de la guerre. Les études montrent que le changement climatique a un impact particulièrement négatif sur les petites exploitations, car elles n’ont pas accès au capital social, financier et humain dont disposent les grandes entreprises agricoles. Combiné aux pressions militaires et climatiques, ce phénomène accroît la vulnérabilité des petits agriculteurs et menace la sécurité alimentaire à long terme au niveau local. »
Le déminage : une étape critique
Le déminage est une condition préalable à la reprise du travail dans les exploitations agricoles. Cependant, son coût représente une charge financière importante pour les agriculteurs. « Le coût du déminage est de 50 000 UAH par hectare. Pour nous, c’est tout simplement irréaliste » ajoute l’agriculteur. Son exploitation compte environ 180 hectares de champs minés et, dans ces conditions, il est pratiquement impossible de reprendre l’ensemble des activités. Bien que des représentants d’organisations internationales soient venus collecter des données, « aucune d’entre elles n’est allée dans les champs » dit Oleh, « tout le monde refuse parce que c’est trop près de la ligne de front ». De plus, la responsabilité du déminage est souvent reportée sur les agriculteurs eux-mêmes : « Ils nous ont dit de faire le déminage… puis ils ont envoyé une lettre disant que c’était nous qui étions responsables. Cela limite la capacité des agriculteurs à travailler sur la majeure partie de leurs terres, et ils sont donc contraints de laisser de vastes zones en jachère. Dans le même temps, les grandes exploitations agricoles présentent des avantages considérables : par exemple, Nibulon 1 utilise son propre matériel de déminage, ce qui lui permet de reprendre ses activités plus rapidement et plus efficacement. De telles inégalités dans l’accès aux ressources ne font qu’exacerber les problèmes des petits agriculteurs, menaçant leur stabilité économique et leur sécurité physique. »
Pour surmonter cet obstacle, il est nécessaire de mettre en place un programme de déminage public avec un financement garanti, des critères d’accès transparents et l’inclusion des petits producteurs agricoles. L’une des solutions possibles consiste à introduire des partenariats public-privé pour le déminage des zones agricoles. Comme le montre l’expérience de la Croatie, où, après la guerre, le gouvernement, en coopération avec l’UE et des coopératives locales, a mis en œuvre un programme de remboursement partiel des coûts de déminage, un tel modèle peut être efficace s’il est correctement contrôlé. Une pratique similaire a été suivie au Cambodge, où le gouvernement, les donateurs et les ONG ont cartographié les zones de déminage prioritaires en fonction des besoins des agriculteurs et des exigences en matière de sécurité alimentaire. En Colombie, en revanche, la négligence de la composante rurale du processus de déminage a conduit à des inégalités persistantes dans l’accès à la terre et à des tensions sociales accrues dans les villages.
Par conséquent, le déminage doit être considéré non seulement comme une question de sécurité, mais aussi comme une « priorité agraire et sociale » essentielle au rétablissement d’une agriculture durable en Ukraine.
Catastrophe environnementale
En contaminant les ressources en eau et en terre avec ses déchets, la guerre cause des dommages à la nature sous différentes formes. Les restes de munitions, les substances toxiques et les métaux lourds qui s’infiltrent dans le sol et les masses d’eau créent de graves problèmes environnementaux qui nécessitent des solutions à long terme. Ils détruisent non seulement la biodiversité, mais menacent également la santé des personnes vivant sur ces terres. Les masses d’eau contaminées ne peuvent plus fournir une eau potable de qualité ; les sols contaminés réduisent le rendement des cultures et rendent les activités agricoles risquées. La restauration de l’écosystème nécessite des ressources importantes et du temps, ce qui complique encore la situation des producteurs agricoles locaux qui souffrent déjà des effets de la guerre. Par conséquent, en raison de l’importance des ressources naturelles contaminées, l’impact environnemental du conflit passe d’un problème local à un problème mondial.
On estime que plus de 25% du territoire ukrainien est actuellement miné, ce qui en fait l’un des pays les plus dangereux au monde. La destruction des réservoirs d’eau, dont le barrage de Kakhovka, a entraîné la disparition des réserves d’eau. Cela a affecté les exploitations agricoles et la vie quotidienne. « Nous avions des projets de développement de l’agriculture irriguée, mais aujourd’hui c’est impossible : les réservoirs ont été détruits et les nappes phréatiques ont disparu » explique Oleh.
Il a également abordé les effets des hostilités sur les écosystèmes :
« Les forêts brûlaient, les plantations étaient détruites, tout était détruit. Dans notre ville, en 2022, le barrage a été endommagé et s’est effondré. Cela signifie que le niveau de la nappe phréatique a baissé. S’il y avait des projets d’irrigation, c’est désormais impossible ».
Le réservoir détruit doit être déminé et rempli, ce qui, selon les agriculteurs, pourrait prendre plus d’un an. En outre, les terres doivent être remises en état : « Nous avons une couche de terre arable de 30 centimètres, de l’argile, du sable. Tout cela repose actuellement sur la surface. Même après la guerre, il ne sera pas possible de le cultiver tant que ce ne sera pas assaini ». Dans le même temps, il n’existe pas de programme de financement gouvernemental ciblé pour la restauration des structures hydrauliques, l’irrigation ou la remise en état. La seule initiative disponible aujourd’hui est le programme national de compensation pour le déminage humanitaire des terres agricoles, qui permet aux agriculteurs d’être remboursés à 100% pour ces travaux par l’intermédiaire du Registre agraire national via Prozorro 2. Toutefois, ce programme ne couvre que les services de déminage et n’inclut pas les coûts de restauration ultérieure des infrastructures. Oleh soupire : « Personne ne nous entend, car personne n’a besoin de nous. Survivre du mieux que l’on peut, c’est comme ça qu’ils appellent ça ».Pour restaurer pleinement la production agricole et les ressources naturelles dans les zones de guerre, il est nécessaire d’étendre les programmes gouvernementaux existants, y compris par le biais de partenariats public-privé et l’implication de donateurs internationaux, à l’instar de la Croatie ou du Cambodge. Selon le Programme des Nations unies pour l’environnement (2023), la restauration environnementale d’après-guerre devrait être systémique, combinant des solutions techniques, environnementales et sociales basées sur les besoins locaux.
En outre, les terres contaminées par des métaux lourds et des substances toxiques provenant de munitions non explosées constituent un défi pour la sécurité alimentaire. Malgré ces risques, l’aide humanitaire ne parvient souvent pas à répondre aux besoins réels et urgents des producteurs agricoles locaux.
Conséquences globales de la guerre
Une part importante de la production agricole mondiale est concentrée en Ukraine. Avant la guerre, le pays fournissait environ 40% des céréales destinées au Programme alimentaire mondial des Nations unies. Toutefois, le blocage des ports et la destruction des infrastructures ont menacé la sécurité alimentaire non seulement nationale, mais aussi internationale. Selon certains experts, la guerre en Ukraine est devenue une sorte de test décisif qui a révélé les limites du système international à répondre à des crises multidimensionnelles complexes. L’analyse du site Rubrika aboutit à une conclusion similaire, soulignant l’importance de développer des solutions innovantes pour la restauration des sols.
Il est important de noter qu’en temps de guerre, les opérations militaires deviennent souvent une priorité pour l’assistance internationale, plutôt que les problèmes des civiles. L’un des anciens représentants de l’OSCE en Ukraine a décrit la situation comme suit :
« Ce que nous avons constaté dans nos projets de surveillance des droits humains, c’est qu’il n’y avait pas de réelle volonté d’aider ou de volonté politique de soutenir réellement. Tout le monde se concentrait sur l’aspect militaire – soit pour minimiser les pertes, soit pour gagner la guerre, peu importe ce que cela signifiait ».
Compte tenu de la situation sécuritaire, il est actuellement impossible de parler d’une redistribution à grande échelle des ressources de l’aide internationale. Toutefois, certaines organisations internationales continuent à apporter un soutien limité au secteur agricole. En particulier, l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), en coopération avec l’Union européenne, met en œuvre des programmes de subventions pour les petits et moyens producteurs agricoles dans certaines régions occidentales de l’Ukraine. Dans le cadre de la troisième phase de ce programme, annoncée en mars 2024, les agriculteurs peuvent recevoir jusqu’à 416 500 UAH (10 000 USD) pour le développement de leur exploitation, et les coopératives peuvent recevoir jusqu’à 1 041 250 UAH (25 000 USD).
En outre, la FAO a annoncé son intention de soutenir 406 900 agriculteurs ukrainiens en 2025 en leur fournissant des semences, des services de réparation des systèmes d’irrigation, des aliments pour animaux et d’autres formes de soutien direct. Pour mettre en œuvre ce programme, l’organisation mobilise un financement supplémentaire de 53 millions d’USD. (Interfax-Ukraine, 2024). Cependant, selon les agriculteurs des régions de la ligne de front eux-mêmes, ces initiatives ne leur parviennent souvent pas en raison de la géographie, de l’insécurité et d’une bureaucratie excessive.
Ainsi, bien qu’il existe des programmes humanitaires et agricoles, leur portée, leur objectif et leur accessibilité restent limités. Étant donné que la guerre en Ukraine est devenue non seulement un problème de sécurité mais aussi un défi politique pour les pays donateurs, il est important d’encourager une approche plus équilibrée et plus transparente de la distribution de l’aide, en accordant une plus grande attention à ceux qui travaillent dans des conditions extrêmes.
La dimension humaine de la tragédie
La guerre a également eu un impact important sur les personnes qui travaillaient dans les fermes. « Avant la guerre, nous employions 6 à 7 personnes de la communauté. Aujourd’hui, tout le monde est parti. Les machines que nous avons réussi à sauver ont été transportées dans une ville voisine. Nous vivons maintenant dans une autre région » explique Oleh. Le déplacement massif de la population a privé la région non seulement de main-d’œuvre, mais aussi d’infrastructures sociales. Les écoles et les hôpitaux ont été détruits, la plupart des services se font en ligne et les communautés dépendent de bénévoles pour les besoins les plus élémentaires.
Malgré des conditions terribles, les petits agriculteurs tentent de reconstruire leurs exploitations, même si c’est lentement. « Nous ne pouvons pas nous contenter d’attendre que les choses s’améliorent. Même s’il s’agit d’un petit lopin de terre, nous essaierons de cultiver quelque chose » souligne notre interlocuteur Oleh. Dans les communautés, les gens se soutiennent mutuellement : quelqu’un aide à déblayer les décombres, quelqu’un apporte de la nourriture ou de l’eau. Cela donne le sentiment que, malgré toutes les difficultés, la vie continue.
Selon l’étude du groupe de travail de l’UWEC 3, la contamination des terres ukrainiennes a des conséquences durables sur la sécurité alimentaire, tant en Ukraine que dans le monde. « Nous évitons simplement les zones où des obus ont manifestement atterri, d’après nos propres observations » explique l’agriculteur. La restauration de ces zones nécessitera non seulement du temps, mais aussi des investissements considérables, tant au niveau international qu’au niveau national. La guerre en Ukraine continue d’avoir un impact dévastateur sur les petites exploitations agricoles, mais malgré tous les défis, les agriculteurs font preuve de résilience, de créativité et d’un engagement à reconstruire leurs fermes. Non seulement ils fournissent de la nourriture à leurs communautés, mais ils préservent également le sol, les semences, les connaissances traditionnelles et le tissu social du village. Il est essentiel de reconnaître leur contribution à la sécurité alimentaire et de soutenir leurs efforts, non seulement pour la survie des individus, mais aussi pour la stabilité de régions et du pays tout entier.
Au niveau institutionnel, les agriculteurs peuvent former des coopératives, des associations publiques ou des associations industrielles, qui peuvent les aider à communiquer leurs besoins aux agences gouvernementales et aux donateurs internationaux. Par exemple, en mars 2024, un certain nombre de syndicats agricoles ont envoyé une lettre ouverte à l’Académie nationale des sciences d’Ukraine pour créer un programme gouvernemental spécialisé visant à soutenir les petites exploitations agricoles dans les régions de la ligne de front. L’initiative se concentre sur le déminage, la remise en état et la restauration des ressources en eau.
L’État et les institutions internationales peuvent soutenir les petits producteurs agricoles par les mesures suivantes :
– Développement du mouvement coopératif : financement de la création et du développement de coopératives de petits agriculteurs dans les régions désoccupées et sinistrées ;
– Programmes de subventions inclusifs : étendre la géographie des programmes (tels que ceux de la FAO) pour couvrir non seulement les régions occidentales, mais aussi les zones de première ligne ;
– Programmes ciblés de remise en état et d’hydro-restauration : semblables aux programmes de reboisement ou d’infrastructure, mais avec des spécificités agro-écologiques ;
– Impliquer les agriculteurs dans l’élaboration de politiques spécifique : par le biais de conseils consultatifs au sein des ministères ou de forums régionaux sur la sécurité alimentaire.
La résilience des agriculteurs doit être renforcée par un soutien systémique qui reconnaisse leur rôle clé dans le redressement, après la guerre, non seulement de l’agriculture, mais aussi de la vie sociale du pays dans son ensemble.
Nina Potarska et Andriy Baginsky, 4 juin 2025
Publié par Commons ,
Illustration : Katia Gritseva
Traduction : Patrick Le Tréhondat
1 Nibulon est l’un des leaders des exportations de céréales ukrainiennes. NdT.
2 Système électronique de passation des marchés publics. NdT.
3 Groupe de travail sur les conséquences environnementales de la guerre en Ukraine. NdT.