70% des retraité·es ukrainien·nes perçoivent une pension inférieure à 116 euros selon le vice-ministre de la politique sociale de l’Ukraine (2023). Population des plus vulnérables, les retraité·es ukrainien·nes vivent un calvaire depuis le 24 février 2022. Dans la misère, elles et ils doivent affronter les affres d’une guerre qui détruit ce qu’ils ont mis une vie à construire. Olena Tkalich, journaliste, rédactrice en chef de l’agence d’information Socportal, a bien voulu répondre à nos questions sur la situation de cette partie de la population souvent oubliée.
Propos recueillis par Patrick Le Tréhondat
Peux-tu d’abord nous parler du système de retraite en Ukraine ? Comment est-il financé ? A quel âge peut-on partir en retraite et sous quelles conditions ? Quels sont les montants de retraites ?
Le système de retraite en Ukraine comporte officiellement trois niveaux (loi ukrainienne « Sur l’assurance retraite obligatoire » du 09/07/2003 n° 1058-IV), mais dans la pratique, selon l’un des experts, Sergueï Korobkine, il n’en existe qu’un et demi :
1. Le niveau solidaire. Il s’agit du niveau principal. Il est financé par les cotisations des personnes qui travaillent actuellement. Cependant, en raison du taux élevé de travail non déclaré, où aucune cotisation n’est payée, ou du travail « gris » où les employé·es perçoivent officiellement le salaire minimum, ce qui permet aux employeurs de payer beaucoup moins de cotisations, les fonds destinés aux retraites sont extrêmement limités ;
2. Assurance pension individuelle obligatoire. Elle ne fonctionne pas actuellement, elle doit être financée par les cotisations des travailleur·euses eux-elles-mêmes, qui « mettront de côté » environ 5% de leur salaire pour leur future pension. Les autorités évoquent souvent l’introduction de ce niveau, mais le taux élevé de travail au noir, les bas salaires et la méfiance à l’égard des fonds dans lesquels ces cotisations doivent être versées empêchent pour l’instant sa mise en place ;
3. Assurance pension individuelle volontaire. Elle prévoit l’existence de fonds de pension privés auxquels les personnes peuvent cotiser volontairement afin de se constituer une épargne-retraite. Cela s’apparente à un dépôt bancaire, mais avec certaines nuances et un peu plus de garanties. Cette option est peu utilisée, principalement par les personnes ayant des salaires élevés.
En d’autres termes, la grande majorité des retraité·es ne perçoivent que des prestations versées selon le système de solidarité. Pour en bénéficier, il faut soit être invalide, soit avoir une durée d’assurance suffisante (période pendant laquelle l’employeur a cotisé pour la personne). En 2017-2018, une réforme du système de retraite a été mise en place, à la suite de laquelle les exigences en matière d’ancienneté ont commencé à augmenter de manière constante. Auparavant, il suffisait d’avoir 15 ans d’ancienneté pour prendre sa retraite à 60 ans, mais en 2018, cette exigence a été considérablement relevée à 25 ans, et elle est désormais de 32 ans. D’ici 2028, cette exigence sera portée à 35 ans. Avec moins d’ancienneté, il sera possible de prendre sa retraite plus tard, à 63 ou 65 ans, mais les exigences en matière d’ancienneté augmenteront également chaque année jusqu’en 2028. Étant donné qu’en Ukraine, dans les années 1990, en raison de la crise qui a suivi l’effondrement de l’URSS, des millions de personnes ont travaillé « au noir » et que cette pratique est encore courante aujourd’hui, de nombreuses personnes n’ont pas cette ancienneté. Même si elle est inférieure à 15 ans, les personnes âgées de plus de 65 ans ont droit à des prestations sociales. Cependant, celles-ci ne dépassent pas 2 361 hryvnias, soit environ 50 euros. Il est impossible de survivre avec cette somme. Cependant, même les personnes qui ont suffisamment d’ancienneté n’ont généralement pas de pension décente. Soit parce que leurs salaires étaient bas, soit parce qu’elles percevaient officiellement le salaire minimum et que leur employeur ne versait pas suffisamment de cotisations.
La pension moyenne en Ukraine en juillet 2025 était de 6 400 UAH (133 euros). Cependant, 30% des retraité·es perçoivent entre 3 000 et 4 000 UAH, soit deux fois moins, et 20% perçoivent entre 4 000 et 5 000 UAH. Ces prestations ne permettent pas non plus d’envisager une vie décente en Ukraine, où le salaire moyen, qui couvre plus ou moins les besoins de base, est de 25 000 UAH (500 euros). C’est pourquoi, bien sûr, une partie des retraité·es continue de travailler, généralement dans des emplois non qualifiés, vit de l’agriculture (les personnes âgées vivent plus souvent dans les villages que les jeunes) et compte sur l’aide de leurs proches. Les personnes âgées seules se trouvent dans une situation extrêmement vulnérable. Elles devraient bénéficier de l’aide des travailleur·euses sociaux, mais uniquement s’il est prouvé qu’elles sont réellement seules et incapables de subvenir à leurs besoins, car les travailleur·euses sociaux sont également très peu nombreux·ses.
Dans ces conditions quelle est la situation sociale des retraité·es ?
J’ai en partie répondu à cette question. Il est également important de noter qu’en Ukraine, la majorité des retraité·es sont des femmes, qui représentent les deux tiers du nombre total de retraité·es. En réalité, les hommes vivent moins longtemps, rarement jusqu’à 70 ans, et cette situation s’est encore aggravée avec la guerre. Cependant, les femmes ont généralement reçu des salaires moins élevés et ont donc des pensions moins élevées que les hommes, environ 30% de moins. La pauvreté des personnes âgées en Ukraine est donc principalement le fait des femmes.
Au total, l’Ukraine compte environ 10 millions de retraité·es. Et 9 millions de personnes travaillent officiellement (environ 4 millions travaillent au noir). Il y a donc plus de retraité·es que de personnes actives, ce qui explique objectivement la charge qui pèse sur les fonds des retraites. Cependant, l’État ne fait pas assez pour lutter contre le travail non déclaré, ce qui entraîne un manque à gagner en termes de cotisations. Il y a également la question des pensions spéciales : les juges, les procureurs, les députés et les ministres perçoivent des pensions nettement plus élevées, de l’ordre de 1 000 à 2 000 euros. Ils ne représentent pas un pourcentage élevé, mais cela crée une très grande tension dans la société, car la différence est énorme.
Un membre du syndicat étudiant Priama Diia m’avait dit il y a quelques mois que sa grand-mère, ancienne professeure, survivait grâce à son jardin où elle cultivait des légumes car sa pension était trop faible. Il semble que les retraité·es sont les premières victimes d’une grande pauvreté ?
Oui, c’est une situation courante. Les retraité·es constituent l’une des catégories les plus vulnérables. Auparavant, le soutien familial ou l’exploitation agricole étaient essentiels, mais la guerre a rompu ces liens et une partie des terres a été occupée, ce qui a considérablement détérioré la situation des retraité·es. Ils et elles font partie des personnes qui restent dans les territoires occupés ou dans la zone des combats, car il est impossible de survivre avec leur pension sans logement, ni potager. Ces personnes craignent de partir à l’étranger, et le soutien aux personnes déplacées à l’intérieur de l’Ukraine est actuellement très limité.

Nous savons que des femmes âgées sont parties à l’étranger en raison de la guerre. Peuvent-elles encore toucher leur retraite ou existent-ils des difficultés pour elles ?
Il y a peu de personnes âgées parmi les réfugié·es ukrainien·nes, environ 10%. Encore une fois, parce que les personnes âgées ont déjà du mal à s’adapter à un nouvel environnement. Je peux vous parler de l’Autriche : ici, les réfugié·es ukrainien·nes reçoivent 260 euros. Et les retraité·es se voient déduire ce montant de leur pension qu’ils percevaient en Ukraine. En règle générale, cela représentait une perte de 60 à 80 euros, mais cette somme était quand même déduite. En août de cette année, notre diaspora (avec l’organisation « Mriya », avec laquelle j’aimerais réaliser une interview) a obtenu la suppression de ces déductions. D’un autre côté, notre système de pension exige que les retraité·es se soumettent à une vérification tous les six mois afin de s’assurer qu’ils sont bien en vie et qu’il n’y a pas de fraude avec leurs cartes. Cependant, le système n’est pas très compliqué. Il suffit de se rendre dans n’importe quelle agence du fonds de pension ou de demander un appel en ligne
Il y a aussi le problème des retraité·es qui vivent dans les territoires occupés par les Russes. Quelle est leur situation ?
Pour percevoir une pension ukrainienne, il est nécessaire de prouver que la personne ne perçoit pas de pension russe. Si la personne a travaillé en Russie, son ancienneté n’est pas prise en compte (du moins pour les dernières années). Cependant, les retraité·es ont la possibilité de demander leur pension en ligne depuis les territoires occupés. Je ne sais toutefois pas dans quelle mesure cela fonctionne efficacement.
Les personnes âgées ont souvent des problèmes de santé et le système de santé en Ukraine est en crise à cause de la guerre mais aussi en raison de « l’optimisation » néo-libérale féroce du gouvernement ukrainien.
Quels problèmes rencontrent les personnes à la retraite pour se soigner ?
D’après mes observations, étant donné que le financement du système de santé est limité, les ressources sont principalement allouées aux enfants et aux jeunes. Les retraité·es des grandes villes ont accès à une aide de base, mais lorsqu’il s’agit de traitements coûteux, ceux-ci sont soit payants, soit très longs à obtenir. Si ce sont des personnes vivant dans des villages, elles peuvent tout simplement se retrouver sans aucune aide en raison de la fermeture massive des petits hôpitaux. En théorie, elles peuvent se rendre dans les grands hôpitaux, mais comme elles n’ont pas l’habitude de se rendre en ville pour se faire soigner et ne disposent pas de moyens de transport adéquats, elles se trouvent dans une situation très difficile. De plus, comme les enfants quittent souvent le foyer familial, les personnes âgées se retrouvent seules et n’ont personne pour les aider à aller chez le médecin ou pour s’occuper d’elles après leur sortie de l’hôpital, ce qui augmente la mortalité. Cependant, ce problème est également dû à l’absence d’un système adéquat de travailleurs sociaux.
Le gouvernement ukrainien pense-t-il introduire une forme de privatisation des retraites avec des fonds de pension. Qu’en est-il de ces réformes ?
Comme je l’ai déjà mentionné, il existe des fonds de pension privés, mais ils sont utilisés par un nombre très restreint de personnes et ne sont pas obligatoires. Les fonds privés obligatoires n’ont pas encore été introduits et je ne vois pas de perspectives pour que cela se réalise dans les années à venir.
Face à tous ces problèmes comment réagissent les syndicats ?
Il se peut qu’il y ait eu quelque chose auparavant, mais ces dernières années, je n’ai rien entendu concernant les activités des syndicats en faveur des retraité·es. La seule chose est qu’en Ukraine, il existe des pensions spéciales pour les personnes qui travaillent dans des conditions difficiles. Les hommes peuvent prendre leur retraite à 50 ans, avec 25 ans d’ancienneté, dont 10 dans des conditions de pénibilité. Les femmes peuvent prendre leur retraite à 45 ans, avec 20 ans d’ancienneté, dont 7 ans et demi dans des conditions de pénibilité. Il existe également des emplois un peu moins pénibles, qui permettent de prendre sa retraite à 55 ans pour les hommes et à 50 ans pour les femmes. Cela concerne une très petite partie des retraité·es : les mineurs, les métallurgistes, les employé·es des usines chimiques, les médecins qui travaillent avec des rayons X, etc. En raison de la désindustrialisation en Ukraine, ces professions sont de moins en moins nombreuses. Cependant, c’est précisément là que les syndicats sont actifs et qu’ils exigent souvent que telle ou telle profession soit reconnue comme donnant droit à cette pension préférentielle. Cependant, lors de la grande réforme des retraites de 2017-2018, qui a entraîné une augmentation significative de la durée de cotisation (ce qui a en réalité conduit à un relèvement de l’âge de la retraite et à la suppression de nombreux avantages), il n’y a pas eu de grandes manifestations syndicales. Malheureusement, les retraité·es en Ukraine sont très dispersé·es et ne disposent pratiquement d’aucune organisation. Cela contraste fortement avec l’Autriche, par exemple, où je me trouve actuellement et où les retraité·es ont de nombreuses possibilités de socialisation et d’activisme.
https://laboursolidarity.org/fr/n/3587/retraitees-ukrainiennes–souffrance-et-pauvrete